Point d’histoire : antisémitisme, sionisme et antisionisme

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À l’heure où le gouvernement français et l’extrême droite sioniste s’acharnent à faire taire les militants opposés aux bombardements de Gaza en les accusant d’antisémitisme, il n’est pas inutile de revenir sur l’histoire de l’antisémitisme moderne, la naissance du sionisme qu’elle induisit dans le contexte d’une Europe engagée dans le colonialisme, et l’antisionisme des militants internationalistes opposés aux colonisations et à la négation par l’État d’Israël des droits du peuple palestinien. C’est ce que tente de faire dans cet article un militant du NPA49...

ANTISÉMITISME, SIONISME ET ANTISIONISME

L’antisémitisme, disait August Bebel, l’un des fondateurs de la social-démocratie allemande à l’époque où elle était encore révolutionnaire, est le « socialisme des imbéciles ». Bebel voulait dire par là que les soi-disant « socialistes » antisémites qui croyaient dénoncer l’exploitation capitaliste en s’attaquant aux Juifs se trompaient d’adversaires.

A la fin du 19e siècle en effet, l’antisémitisme populaire était déjà répandu largement en Europe, que ce soit en France, en Allemagne ou - surtout - en Russie tsariste, où les pogroms (massacres de juifs) étaient encouragés par les autorités politiques et religieuses (les pogroms de Kichinev, en Moldavie russe, firent plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés en 1903 et 1905). Il se mêlait à l’antijudaïsme chrétien qui rendait les juifs responsables de la mort du Christ.

Si une large majorité des dirigeants du mouvement ouvrier international prit alors position comme Bebel contre l’antisémitisme, notamment en France en participant avec Jaurès à la lutte pour la révision du procès du capitaine Dreyfus, injustement accusé de trahison au profit de l’Allemagne, il n’en reste pas moins que cette idéologie discriminatoire continua de gangrener une partie des militants ouvriers [1]. En France, il fut même l’un des facteurs explicatifs, par exemple, d’un certain nombre de ralliements à l’extrême-droite puis au régime de Vichy juste avant et pendant la Seconde Guerre mondiale (les cas les plus connus sont ceux de Jacques Doriot, ancien dirigeant communiste et de Marcel Déat, ancien dirigeant socialiste).

Si, malheureusement, la lutte contre l’antisémitisme ne fut pas assez forte dans le mouvement ouvrier, il n’en reste pas moins que c’est dans la droite nationaliste, militariste (en particulier l’État-major de l’armée française) et cléricale que ce courant d’idées était hégémonique, comme le montre l’expérience de l’affaire Dreyfus (1894-1906).

Les origines du sionisme

Le mouvement sioniste, qui souhaite le « retour des Juifs » en Palestine, a été fondé idéologiquement par le journaliste, juriste et écrivain viennois Théodore Herzl (1860-1904), qui écrivit son texte fondateur, L’État des Juifs, en 1895-1896. Herzl, qui avait assisté au procès et à la dégradation d’Alfred Dreyfus, voyait l’antisémitisme monter un peu partout en Europe. Il conçut dès lors le projet sioniste comme une véritable entreprise coloniale : il fallait regrouper tous les Juifs de la diaspora [2] dans un même territoire, de préférence, avec l’aide de l’Empire ottoman, la Palestine historique, où ils pourraient former selon Herzl « un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie » [3], ou bien à défaut l’Argentine… voire l’Ouganda, que l’impérialisme anglais était en train de coloniser. On le voit, Herzl le juriste était loin de tout messianisme religieux.

Ainsi, d’emblée, le sionisme des origines se situa donc dans le cadre du mouvement de partage du monde entre les grandes puissances coloniales, et notamment l’Angleterre. C’est d’ailleurs à Londres que Herzl souhaitait situer le siège de sa Jewish Company, chargée de collecter les fonds pour l’acquisition des terres nécessaires à l’établissement du Foyer national juif.

Cependant, contrairement aux espérances de Herzl, les Juifs d’Europe ne se tournèrent pas alors massivement vers le sionisme pour en finir avec leur oppression. En effet, la plus grande partie d’entre eux, principalement ceux de Pologne russe, préférèrent émigrer vers les Etats-Unis, où vivaient déjà dès 1904, l’année de la mort de Herzl, 1,5 million de Juifs. Et de 1880 à 1929, seuls 120 000 Juifs émigrèrent vers la Palestine sur près de 4 millions d’émigrants juifs au total ! [4]

Beaucoup de ceux qui restèrent en Europe soit tentèrent de s’intégrer (comme avait tenté de le faire la famille du capitaine Dreyfus avant qu’il ne soit désigné comme l’archétype de l’Anti-France : pour les antisémites, un Juif ne pouvait que trahir la Patrie !), soit luttèrent contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression dans les rangs des mouvements révolutionnaires, socialistes ou anarchistes. Il y eut même dans l’Empire russe une organisation socialiste juive, le Bund, qui participa aux côtés des autres formations socialistes (bolchéviks, menchéviks), aux révolutions de 1905 et de 1917.

De fait, la Révolution soviétique émancipa les juifs, abolit les discriminations, et reconnut la culture yiddish… jusqu’à ce que Staline, dans la seconde moitié des années 20, fasse de l’antisémitisme une de ses armes contre l’opposition communiste, animée entre autres par Lev Davidovitch Bronstein, alias Trotsky. L’antisémitisme d’État stalinien fut ensuite à peine masqué par la création de la Région autonome juive (RAJ) du Birobidjan [5], qu’on peut considérer plutôt comme une tentative de se débarrasser à peu de frais des Juifs soviétiques et de la « question juive ». Il culmina avec le « complot des blouses blanches », expression désignant des médecins juifs soviétiques qui furent arrêtés en janvier 1953 pour avoir prétendument tenté d’assassiner plusieurs dirigeants, dont le maréchal Koniev. Cette tragique histoire prit fin heureusement deux mois plus tard avec le décès de Staline lui-même, et les poursuites furent abandonnées…

La création de l’État d’Israël

Ce n’est qu’après le massacre de six millions de Juifs d’Europe par les nazis, secondés par les institutions et les partis qui collaboraient avec eux (en France le gouvernement de Vichy, le Parti Populaire Français de Doriot, le Rassemblement National Populaire de Déat, la Milice de Darnand), que des centaines de milliers de Juifs rescapés de la Shoah se tournèrent, bon gré mal gré, vers le mouvement sioniste.

En effet, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, ce dernier, conforté par la Déclaration Balfour [6], avait pu, grâce au soutien des autorités britanniques, former de nombreuses colonies en Palestine, laquelle était depuis 1919 sous mandat anglais. Et en 1945-1948, de nombreux Juifs cherchaient à quitter l’Europe qui les avait persécutés, mais comme ils étaient rejetés de partout, y compris par les États-Unis, qui avaient pratiquement fermé leurs portes à l’immigration dès 1921 (Quota Act) et 1924 (Immigration Act, défendu entre autres par les antisémites), la seule solution qui s’ouvrit à eux fut l’installation en Palestine. En 1947, la tragédie de l’Exodus est un exemple de cette quête d’un refuge en Palestine : les 4500 rescapés de la Shoah que transportait ce navire, furent réexpédiés par les autorités britanniques dans des camps d’internement… en Allemagne ! Finalement, le gouvernement britannique finit par céder et ces nouveaux camps de Juifs se vidèrent peu à peu, les anciens de l’Exodus réussissant à gagner Israël l’année suivante.

C’est ainsi que la proclamation unilatérale de la création de l’État d’Israël par David Ben Gourion le 14 mai 1948 put apparaître à beaucoup de Juifs comme l’ultime solution aux persécutions dont ils avaient été victimes en Europe. Dans un État juif, en effet, ceux-ci ne pourraient désormais être persécutés pour leur appartenance religieuse ou pour leurs origines. Notons que la partition de la Palestine et la création d’Israël furent validées par les États-Unis, qui prirent alors au Proche-Orient le relais d’un Royaume-Uni déclinant, mais aussi par l’Union Soviétique, qui pensait sans doute se faire des alliés des dirigeants sionistes, dont une partie se disait socialiste. Espoir vite déçu !

La création d’un État juif peut ainsi être considérée comme un moyen utilisé par les dirigeants des grandes puissances victorieuses pour se débarrasser à bon compte de la « question juive »… sur le dos des Palestiniens. En effet, pour les sionistes, la création d’Israël, revenait à « donner une terre sans peuple à un peuple sans terre ».

Autrement dit, pour les colonisateurs sionistes, le peuple palestinien n’existait pas. Il fallut quand même qu’ils le combattent, et que la Haganah [7] use pendant la guerre de 1948 de la terreur de masse pour faire fuir massivement la population civile palestinienne, jusqu’à aboutir à une quasi épuration ethnique [8] et à la « désarabisation de la Palestine », comme le dit l’historien israélien Ilan Pappe : chassés de leurs terres et de leurs maisons, des centaines de milliers de Palestiniens se retrouvèrent durablement dans des dizaines de camps de réfugiés, à Gaza, en Jordanie, au Liban et en Syrie. Il est évident que ce processus initié en 1948 continue aujourd’hui. En 2007, il y avait presque autant de Palestiniens en dehors de la Palestine historique (5 millions) qu’à l’intérieur d’Israël (1,4 million) ou dans les territoires occupés de Gaza et de Cisjordanie (respectivement 2,7 millions et 1,4 million). Et 4 millions de Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés… [9]

L’antisionisme internationaliste

L’antisionisme porté par les militants internationalistes n’a rien à voir avec l’antisémitisme. C’est un positionnement politique qui part de deux constats :

a) l’État d’Israël est un État issu d’un processus de colonisation de peuplement au Proche-Orient commençant à la fin du 19e siècle, à l’époque de la seconde grande expansion coloniale européenne dans le reste du monde.

b) le fond idéologique du sionisme, quelle que soit les nuances politiques qu’il peut recouvrir, de la social-démocratie à l’extrême-droite, repose sur une légitimation du processus colonialiste en Palestine.

Le sionisme a été rejeté dès l’origine d’un côté par les socialistes juifs d’Europe centrale et orientale certes, mais aussi d’Europe occidentale, qui préféraient lutter pour la démocratie et la révolution socialiste en Europe même, et de l’autre par les juifs orthodoxes de l’Agoudat Israël (fondé en 1912) qui considéraient les premiers colons sionistes comme des mécréants et pour qui Israël est un État comme un autre… [10] L’antisionisme était donc préexistant à la création de l’État d’Israël.

En Israël après 1948, outre celui d’une minorité juive orthodoxe, ce refus fut porté par les mouvements d’extrême-gauche comme l’Organisation Socialiste israélienne (dite Matzpen, du nom de son hebdomadaire [11]), dont le Manifeste publié à la veille de la Guerre des Six-Jours, en mai 1967, préconisait « la désionisation d’Israël et son intégration dans une Fédération socialiste du Moyen-Orient ».

En tant qu’opposition internationaliste à l’idéologie sioniste et à ses applications colonialistes délétères, ce combat « antisioniste » fut poursuivi, entre autres, par la Ligue communiste révolutionnaire (section israélienne de la IVe Internationale), issue d’une scission « marxiste » du Matzpen, dans les années 1970, puis à partir de 1984 par le Centre d’Information alternative de Jérusalem créé par Michel Warschawski et l’avocate Léa Tsemel, qui participèrent à la défense des militants palestiniens et à la dénonciation de la politique de colonisation en Cisjordanie. Né en 1949, fils du Grand Rabbin de Strasbourg, Michel Warschawski a été condamné en 1989 à 20 mois de prison ferme pour son activité militante au service des Palestiniens. Aujourd’hui encore, ce militant courageux dénonce l’occupation des territoires occupés et l’offensive israélienne contre Gaza.

C’est de cet antisionisme là que se réclame le NPA.

31 juillet 2014, par NPA 49

[1] Cf. Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche, Éditions La Découverte, Paris, 2009.

[2] Terme grec désignant la « dispersion » des Juifs dans l’Antiquité, notamment après la conquête romaine de la Palestine.

[3] Cf. Théodore Herzl, L’État des Juifs, Éditions La Découverte, Paris, 1989, page 47.

[4] Cf. Nathan Weinstock, Le sionisme contre Israël, Éditions François Maspero, Paris 1969, page 25.

[5] Située aux confins de la Sibérie et de la Chine, au bout du chemin de fer transsibérien, et à 8000 km de Moscou, la RAJ fut créée en 1934 et disparut en 1996. Elle n’eut jamais plus de 20 % de « Juifs » dans sa population, au demeurant réduite (180 000 habitants en 2009). Ersatz de Palestine, la RAJ avait deux langues officielles, le russe et le yiddish, la langue des Juifs d’Europe orientale, l’hébreu étant considéré comme la langue des sionistes et du clergé. Cf. Robert Weinberg, Le Birobidjan, Éditions Autrement, 2000, ainsi que l’article de Piotr Smolar dans le journal Le Monde daté du 29 juillet 2009.

[6] Le 2 novembre 1917, Lord Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, adressa aux dirigeants sionistes, via Lord Lionel de Rothschild, le message indiquant que son gouvernement « envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer National pour le peuple juif ». A l’époque, la Palestine faisait partie de l’Empire ottoman, allié de l’Allemagne. Précisons que dans le même temps les dirigeants anglais promettaient l’indépendance aux Arabes qui combattaient les Turcs à leurs côtés !

[7] La Haganah, ce qui signifie “défense” en hébreu, était une organisation clandestine créée en 1920 en vue d’assurer une protection des Juifs ayant émigré en Palestine. D’abord rattachée à la direction du syndicat Histadrout, elle passa sous le contrôle de l’Agence juive en 1931 et devint sa branche armée.

[8] Cf. Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Éditions Fayard, 2009, et Elias Sanbar, Les Palestiniens dans le siècle, Gallimard, collection Découvertes, 1994.

[9] Jean-Paul Chagnollaud, Sid-Ahmed Souiah, Atlas des Palestiniens, Éditions Autrement, 2011, pages 26-27.

[10] Michel Warschawski, Sionisme et religion, Cahier de formation de l’AFPS n° 10, 2004.

[11] En hébreu, « matzpen » signifie « la boussole ».